Mythologies du XXIᵉ siècle

Une application de la sémiologie au début du XXIe

Félicien Comtat — Mathias Sablé Meyer — Élise Paysant

La pourriture noble

Un peu de pourriture noble en suspension, les impuretés descendent lentement […] Le vin, c’est la terre. Celle-ci est légèrement graveleuse, c’est un médoc !

L’aile ou la cuisse, Claude Zidi, 1976

Il y a dans cet oxymore une nouvelle mythologie qui vient s’ajouter au mythe français du vin, “boisson-totem”Roland Barthes, Mythologies, “Le vin et le lait”

de la nation française. Par une étrange alchimie des mots, la pourriture dans toute sa dimension négative est sublimée par l’épithète pour recevoir un véritable titre de noblesse : les vins marqués du sceau de la pourriture noble sont reconnus, distingués entre tous les autres et hissés sur un piédestal. Leur rareté — on les compte sur les doigts de la main— n’est sans doute pas le moindre gage de leur “noblesse”. Grandeur et mystère nimbant cet étrange phénomène biologique sont redoublés par l’invocation savante du nom latin Botrytis cinerea qui prend des accents ésotériques aux oreilles de l’heureux dégustateur. Au delà des effets réels sur la vinification de ce champignon, là où la pourriture noble prend l’ampleur d’un mythe, c’est dans la manière dont elle charge le vin d’une aura de noblesse par la magie de l’onomastique, surenchérissant ainsi sur la mythologie première du vin. Car il y a bien une tonalité magique véhiculée par cette expression aux accents de philtre : en dégustant un tel vin, en susurrant les termes de “pourriture noble”, on partage un rite social tout en se reconnaissant mutuellement comme des initiés, au fait du sens et de la valeur de cet obscur oxymore.

Par l’évocation de la pourriture, c’est aussi toute la lourdeur du vin qui est suggérée : on a affaire ici à des vins lourds, puissants, gras, chthoniens : par l’évocation de la pourriture, c’est l’imaginaire de la terre comme force archaïque, primaire, primitive qui surgit. L’homme urbain reprend soudain pied dans le terroir réel, se voit ré-enraciné dans la terre des origines, ranimé par les pulsations premières du sol chtonien. Le propre du vin est de ramener brutalement à l’authenticité de la terre l’homme déconnecté des villes. La dégustation du vin — et ô combien de ces vins lourds chargés de pourriture noble — est une opération magique de ressourcement de l’homme urbain : le tourisme oenologique sur les routes champêtres des vignobles français devient une quête d’une authenticité toute barrèsienne — car ce sont bien de “la terre et des morts” qu’il s’agit. Cette force d’authenticité rurale quasi chthonienne du vin participe sans doute largement du mythe moderne du vin dans notre société urbaine qui se dit et se pense comme dévitalisée. Si le vin est largement socialisé, comme rite investi d’une myriade de significations, une large part de sa valeur sociale réside dans la naturalité que lui confère le mythe.

L’antifromagisme

Antifromagisme, n.m. :

Attitude qui fait assimiler, à ceux qui justifient leur dégoût par un refus de principe, le fromage, tout particulièrement le fromage dit bleu, à du lait tourné et moisi.

Encyclopédie 1905 en vingt tomes de Savoie

L’antifromagisme est le pendant négatif du mythe de la pourriture noble. Il repose sur le même procès de signification, quoique renversé : alors que la pourriture noble est un oxymore, les processus naturels de fermentation et de moisissure conservent pour l’antifromagiste leur caractère ignoble. Mais dans les deux cas la signification vient de la charge affective, presque morale, prêtée à ces processus. Il n’y aurait pas d’oxymore si la pourriture n’était pas pensée comme ignoble!

Or cette projection des catégories du ménage, de la vie quotidienne, sur un phénomène naturel, donc non moral, est un abus : on prête à raison dans le cadre de ces catégories un caractère ignoble à la moisissure. Mais oubliant qu’elles sont culturelles et relatives, on généralise ce caractère ignoble de la moisissure dans l’absolu. Puis particularisant à nouveau, mais cette fois ci dans la catégorie de la gastronomie, on en vient à un dégoût du bleu. Lorsque l’on fait de la pourriture noble un oxymore, ce transfert est plus visible puisqu’il s’accompagne d’une inversion, mais il n’est pas plus justifié : pour qu’il y ait contradiction, il faut qu’il y ait un point de rencontre sémantique entre la pourriture noble et le caractère ignoble de la pourriture. Si l’on passait, pour se rendre de l’un à l’autre, par un terrain neutre, la contradiction n’opèrerait pas. Ici encore, chemin faisant, on assigne donc à un phénomène naturel une valeur affective.

Remake

Fermer les yeux au goût âcre de déjà-vu pour ne conserver que le sentiment de sécurité : on sait ce que l’on achète. Ce qui est “démodé” est supprimé, ainsi on peut nier toute perspective historique.

En effet, le remake est d’avantage de l’ordre de la réécriture de l’histoire que de la reprise : alors que celle-ci explore les variations sur un thème connu, le remake cherche à élucider ce qui a “marché” et à faire plus, toujours plus. Or la beauté et la justesse sont rarement dans la surenchère effrénée.

Finalement le remake révèle une vision de l’oeuvre comme réalisation d’une recette donnée, dont tous les ingrédients doivent être pris dans un champs bien connu et cartographié, puis exploités au maximum — niant ainsi l’inventivité véritable, la subtilité, la retenue.

L’inspiration

“Dieu est mort” : Le besoin de chercher un sens à la vie/mort n’en est pas assouvi. Naît un substitut de futur radieux, la science. Celle-ci est souvent déformée par un besoin médiatique mercantile par définition : pour vendre, il faut — nous dit on — “inspirer”.

Et en la matière un format domine : le talk, avec ses slides et son speaker. Le format est maîtrisé, la science s’enrobe des sentiments de l’orateur qui ouvre sans faillir sur son histoire personnelle, en déduit artificiellement la genèse de son inspiration, puis nous invite à être inspiré à notre tour pour finalement lier le tout avec son histoire initiale. L’audience rit, pleure, puis est projetée de force dans un futur hypothétique où tout est bouleversée. Et c’est ce qui compte pour le speake-bonimenteur, peut-être ignorant de sa propre supercherie : émouvoir, bouleverser, puis user de ces leviers pour inspirer.

TED est la consécration de l’innovateur — qui remplace dans la parole mythique le chercheur : le premier inspire où le second coûte au contribuable — et l’industrie veut se moderniser via le mythe de l’inspiration. On ne dirige plus une équipe de recherche, on inspire des collègues-amis. Dans le monde de l’informatique il s’agit de révolutionner le monde réelSerait-ce un autre mythe ?

: interfaces homme-machine futuristes qui anticipent les envies de l’utilisateur pour mieux les vendre au monde de la publicité ; remplacement de l’homme, imprévisible, par l’automatique rationnelle d’abord, puis fiable, dans un discours qui finit par dépeindre l’homme comme dangereux — voitures à conduite automatique. Dans le monde de l’industrie plus traditionnelle, c’est la reconversion verte qui prédomine : il faut faire de l’électrique plutôt que de ne pas faire, il faut du renouvelable pour renouveler.

Pour l’informatique et son foisonnement linguistique, on pense au GAFAM (Google, Amazon, Facabook, Apple, Microsoft) traditionnel autant qu’aux Netflix, Air B’n’B, BlaBlaCar, Uber et leurs collègues. Mais les industriels antiques ne sont pas en reste : ils inspirent en peignant leur image du vert écologique ; McDonaldÀ l’heure de l’écriture de cette page, une page sur le site de McDonald contient “Nous agissons sur l’ensemble de nos responsabilités environnementales”

au hasard, mais aussi en pleine polémique sur la tricherie de Volkswagen on trouve encore sur leur site un article de 2012 qui s’ouvre ainsi : “Volkswagen est l’une des marques les plus respectueuses de l’environnement.”.

Ce discours est indissociable de la culpabilisation individuelle et du culte de la personne qui inspire : il faut devenir le prochain Steve Jobs, le prochain Mark Zuckerberg, fonder une start-up ou mourir. Et plutôt que de chercher à améliorer la situation par le haut on cherche à en dissimuler les vices inhérents sous le green-washing et autre research-washing en inspirant ceux qui sont victime de ce système, en substituant chez eux à la contestation le rêve d’un futur maîtrisé.

Le burger gourmet

La série culte

Des série Z, ringarde et moquée, émerge un monde touffu et peu accessible au profane de séries cultes. Le site www.senscritique.com (sic!) recense à lui seul une liste de 341 séries cultes

Déléguer

Déléguer les tâches domestiques à la femme de ménage, le calcul de l’itinéraire au GPS, l’occupation des enfants à la tablette tactile, les décisions politiques à des représentants qui ont le moins de compte à rendre possible. Il ne s’agit pas d’utiliser intelligemment tous les outils qui sont à notre disposition, mais de se défausser de ses responsabilités: quand ça marche, il n’y a pas à se poser de questions, et en cas de crise c’est la faute à ces intermédiaires.

On cherche à s’insérer dans un mécanisme bien huilé, petite pièce qui, à la limite, n’a plus besoin de faire preuve d’initiative, petite pièce parfaitement oisive et finalement inutile, à ceci près que tout ce mécanisme est construit autour d’elle et pour elle — croit-elle.

Toutes ces “innovation” dont l’idée est de faire quelque chose “à notre place” présupposent donc une vision du bonheur comme résidant non dans le faire, l’activité, et la responsabilité qui va avec mais au contraire dans le dégagement de toute action: le sujet doit être un réceptacle passif afin de s’emplir du bonheur artificiel — du spectacle — que lui propose un système nourricier.

Jazz

Le public de boîtes de jazz qui voudrait être toujours le même que celui des année 30, 50 et 70 tâche de coller aux stéréotypes du genre et oublie qu’on ne rejoue pas la nouveauté. Il veut retrouver dans l’imitation l’esprit de quelque chose qui était alors nouveau et spontané. Pour conserver la fraîcheur d’une chose il faut la changer, la renouveler; en vouloir conserver l’essence c’est au contraire la maintenir dans la stagnation et la faire dépérir.

C’est un mythe parfait par la dissonance entre le signe, la musique, et le signifié qui se prétend originel mais s’est transformé en son opposé : le noir devient blanc, le jeune devient vieux, le pauvre devient aisé, et on se prend pour un ramasseur de champs de coton quand on touche une retraite conséquente. Le cas extreme, c’est le blues de luxe : un Oxford Blue qui titre un album de blues, confondant la misère du cotonnier avec la luxure du rameur universitaire.

2048, Pokemon Go, Hand Spinner

Autant de “feux de pailles”, idées de divertissement dispensées au compte-goutte. Interface du monde physique avec le virtuel, sensations entre ses doigts du moment cinétique: on a en effet tendance à s’enthousiasmer pour une idée qui tire partie de la réalité, ou nous met en contact avec elle d’une manière particulière: à première vue, elle semble transformer notre monde. Le mimétisme fait le reste. Mais sur le long terme, ces gadgets ne marchent pas.

On a ici affaire au dogme qui voudrait que pour réussir il faut trouver la bonne idée, la dégager et l’isoler comme un précieuse pépite. Mais pour qu’une idée survive, il lui faut une certaine profondeur, et cette profondeur ne peut naître que de la mise en relation de plusieurs choses. Vouloir isoler son idée originale, c’est donc la vouer à s’assécher rapidement. Toutes ces transformations potentielles de notre monde, si rien ne les suit, s’avèrent des exercices futiles qui finalement ne nous apportent rien de ce qu’on ne savait déjà — ce sont des points de départ, non des points d’arrivées.

Jeux de société

Tous ces jeux où il s’agit de vivre par procuration une existence aventureuse au fond se ressemblent. Il s’agit de construire à plusieurs une histoire en puisant dans un corpus limité de règles (échanger/ gagner des points/ se déplacer/ effectuer des “actions”). Leur individuation provient plus de l’histoire qui est racontée, et des éléments de décor correspondant (plateau, jetons, cartes…), que de leurs règles.

Ce type de jeu se veut reproduction, simplifiée mais fidèle, de la réalité. La complexité du jeu n’est alors fonction que du niveau de détail de la reproduction. Celle-ci n’est en fait pas neutre puisqu’elle isole un certain nombre de processus de base (échange, capitalisation, combat, chance) sur lesquels tout le jeu repose.

Au contraire, les jeux véritablement originaux créent des règles et des contraintes nouvelles, issues directement du monde ludique et non calqués sur une réalité autre. Chez ceux-ci, la complexité naît de la combinaison de peu de règles simples. Ils ne sont donc plus des reproductions, mais des analogues métaphoriques de la réalité.

Conclusion

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